Je suis arrivée un petit peu en avance, pas trop, juste assez pour être polie. Surtout, ne pas leur laisser voir ma nervosité.

Je me retourne. A côté de moi un jeune cadre dynamique, caricature du jeune loup aux dents longues, costume gris et cravate à la mode. Un peu plus loin, emprunté dans ses habits du dimanche, un Indiana Jones qui ne tient pas en place. A ma gauche, l’éternel premier de la classe, auquel ne manquent même pas les lunettes. Je continue mon petit tour, nous sommes douze en tout, moyenne d’age, environ 22 – 25 ans. Tous en veste et cravate. Que des cravates? Quelle surprise ! Pas d’autre “elle” à l’horizon. Une contre onze. La bataille va être rude

Suis-je vraiment à ma place ici ? Allez, Magali, ce n’est pas le moment de douter, rappelle toi, tu es la meilleure.

Ai-je eu raison de m’habiller comme ça ? Non, décidément, je ne pouvais pas m’habiller en jupe pour venir à cet entretien, mais mon tailleur cuir… J’espère que ce n’est pas trop provocant.

J’ai adopté le bon ton, les talons pour montrer que je suis féminine et le tailleur pantalon pour prouver que malgré tout… Sans oublier la touche finale : une pointe de maquillage qui n’arrive pas à masquer ma nervosité. Sont-ils tous aussi tendus ? Sont-ils tous aussi motivés ? J’essaye de lire sur les visages de mes compagnons quels seront les concurrents les plus sérieux, mais sans grand succès, je ne connais même pas les critères de sélection.

Je ne regrette rien et je suis heureuse d’être là. Je leur prouverai que j’en suis capable..

Depuis le temps que je m’y prépare, le moment est enfin arrivé.

Tout a commencé il y a un an quand j’ai reçu ce coup de téléphone de Joël qui criait au bout du fil : “Magali il faut qu’on se voie ! Je dois absolument te présenter quelqu’un. Tu verras, son histoire, c’est tellement toi.”

Joël me connaît si bien, il doit avoir de bonnes raisons d’être excité à ce point.

Nous nous sommes rencontrés, il y a trois ans, à l’école. Une école d’ingénieurs qui regroupe plus de 100 associations. Dès la première année j’étais trésorière du club de voile pendant qu’il présidait un club chargé d’organiser LA fête, une course de vélo de 24 heures. L’occasion pour le campus de s’ouvrir au monde extérieur en proposant diverses activités y compris un concert live, et recevant plus de dix milles visiteurs. Nous sommes devenus les meilleurs amis du monde quand je pris sa succession à la tête de ce mastodonte.

L’année dernière, Joël est parti continuer ses études à Paris pendant que je finissais les miennes à Lyon. Entre temps, je continuais ma vie associative pour finir présidente du Bureau des Elèves de cette école de 3000 étudiants. Position honorifique s’il en est.

Et surtout une première dans cette école qui ne compte pas moins de vingt-cinq pour cent d’éléments féminins mais où on ne trouve guère d’étudiantes à la tête des clubs. Cumuler les présidences des deux plus grosses associations était inédit, surtout quand aucune femme n’avait atteint ces postes auparavant. Cela avait provoqué autant de surprise que de défiance et j’avais reçu autant d’encouragements que de croche-pieds. Je sentais tout le monde m’observer en attendant la faute, l’erreur qui montrerait que j’avais été bien ambitieuse de penser réussir ce qu’aucun homme n’avait fait auparavant. Mais rien ne pouvait m’arrêter et je leur ai prouvé à tous la valeur d’une femme.

Je repense à tout ça aujourd’hui et ça me soutient. Oui, j’ai déjà affronté des situations pires, des mises à l’épreuve dues au seul fait de mon sexe et à 22 ans me voilà prête à défier le monde.

Après avoir raccroché, je restais assise un moment à réfléchir. J’avais besoin d’un peu de piment dans ma vie.

Je m’étais attaquée avec succès aux plus gros challenges qui se présentaient pendant mes études. Cela m’avait donné le goût du défi. A quelques mois de mon diplôme, comme la majorité des jeunes qui se retrouvent propulsés dans la vie active, je cherchais ma voie. Avec comme seul indice qu’il me fallait de l’aventure, de la nouveauté. Le contraire du travail routinier, mais quoi ?

Maintenant je rêvais de partir à l’étranger, de changer de cadre. Pourtant, je ne suis pas malheureuse mais je commence à m’ennuyer, sensation insupportable entre toutes, il faut bouger, toujours, ne jamais s’arrêter, à peine ralentir, toujours plus haut, plus fort.

Mon passé, semblable à des milliers. Une maman institutrice, un papa qui a commencé à la chaîne, pour s’élever, encouragé par ma mère, et finir photographe en entreprise, vivant de sa passion.

Une enfance dorée avec des parents sévères mais aimants, le bac à 17 ans et maintenant une école d’ingénieurs.

A seize ans, le divorce de mes parents. Inattendu. Des parents qui ne se disputaient pas ou au moins pas devant nous, mais une séparation progressive. Jusqu’à la tentative de suicide, ultime désespoir devant une situation inéluctable où on sent son mari s’éloigner sans savoir le retenir. Refuser son destin, trouver refuge dans les somnifères. S’endormir. Oublier.

Et moi, adolescente sans soucis qui trouve sa mère bizarrement assoupe. La poubelle, les boites de cachets qui racontent l’histoire. Panique. Ambulance. Urgences. Tout le monde s’occupe de la mère, on oublie la fille. Les pourquoi lancinants, la culpabilité. J’aurai du voir les signes, j’aurai du l’arrêter. La famille mesquine qui en profite pour régler ses comptes. Il est tellement plus facile d’accuser une jeune fille que de faire face à ses propres démons. On se sent couler. C’est tellement bon de dormir. Une semaine à se morfondre, à se poser des questions sans réponses. Une semaine où tout se joue.

Mais où est passée la battante ? Je ne peux pas me laisser aller. Ma mère a besoin de moi. Je n’ai pas le droit de rajouter à sa détresse la culpabilité d’avoir gâché ma vie. Ma grande sœur est prise par ses études, c’est à moi de réagir.

Je n’ai plus le temps de pleurer, j’ai une maman à soutenir, une maison à tenir, des repas à préparer et le linge à repasser pour un papa qui est perdu dans les tâches ménagères. Il faut aussi éloigner la famille, ignorer les accusations, s’entourer de positif.

Et puis le bac à la fin de l’année. Interdiction de rater ce bac. Ma mère ne s’en remettrait pas.

Je mène tout de front, je dormirai plus tard. Quand ma mère sera rentrée, quand j’aurai eu le bac, quand la situation sera stabilisée. Cela a duré 6 mois pendant lesquels je menais plusieurs vies en même parallèle. La maison, ma mère, mes études. Et moi qui passe de l’adolescence insouciante à l’age des responsabilités, des problèmes. Est-ce là que j’ai développé mon besoin du challenge? Peut-être. Sûrement. Mais j’ai surtout appris à affronter les problèmes et j’ai gagné la confiance en moi. Oui, je peux tout faire.

Et bien sûr ma vie ne serait pas complète sans un chagrin d’amour d’adolescence. Deux ans et demi de promesses et d’amour toujours pour finir par cette lettre : “j’ai rencontré quelqu’un et je crois que beaucoup de choses vont changer entre nous”. C’est encore trop récent pour que je m’en sois complètement remise mais je le porte comme une vieille cicatrice que l’on caresse de temps en temps et qui vous aide à mûrir.

Un jour je suis montée à Paris pour revoir Joël et rencontrer cet ami, le très fameux. .

Il n’a que quelques années de plus que moi mais fait déjà homme mûr quand je fais adolescente attardée avec mon jean et mes baskets. Bien sûr il est beau. Bien sûr il est arrogant. Il revient du Brésil où il a travaillé pendant trois ans comme ingénieur terrain sur les rigs (plates-formes pétrolières dans leur jargon) de forage. Il me raconte une vie trépidante où il faut être prêt sur un coup de fil à toute heure du jour ou de la nuit, à sauter dans son quatre-quatre pour partir, seul, sur un rig en pleine cambrousse.

Je ne comprends pas bien en quoi consiste son travail mais il me parle de voyage, de jungle, de voiture tout terrain, d’aventure, d’un travail tellement inhabituel que je n’en avais jamais entendu parler, aussi éloigné du train-train quotidien que possible. Je ne comprends rien mais cela n’a aucune importance, il a réussi à me faire rêver. Je repars les yeux remplis d’étoiles. J’ai trouvé ma voie!

Puis je rencontre les recruteurs de BOITE qui participe à notre forum annuel entreprises – étudiants. J’essaye de me faire expliquer un peu mieux leur travail. Je comprends tout juste qu’ils oeuvrent pour les grands pétroliers en les aidant à forer pour extraire le pétrole. Tout se passe bien jusqu’à ce que je leur exprime mon intérêt non pas pour un poste en centre de recherche comme ils pourraient le penser, mais bien pour celui d’Ingénieur Terrain. Il me faut plus d’une heure pour les convaincre qu’effectivement je réalise la folie qui m’habite, moi une femme, à vouloir postuler pour une telle position, mais que malgré tout j’ai la prétention de croire que je pourrais peut-être y arriver si ces messieurs voulaient bien me donner une chance de leur prouver ce que je sais faire ou au moins me donner un questionnaire à remplir. Ils finissent par me le donner, clairement plus pour se débarrasser de moi que convaincus du bien-fondé de mes propos.

Bon, ça y est, ils viennent nous chercher. Une demi-heure de retard, c’est raisonnable. Ah, si je n’étais pas si nerveuse !

Après les phrases de bienvenue habituelles, nous avons le droit à trois heures de présentation de BOITE à grand renfort de documentaires vidéos pendant lesquelles je manque de m’endormir à plusieurs reprises. Bon début, Magali, pour leur montrer ton enthousiasme exceptionnel qui compense ton sexe faible.

Ils ne lésinent pas sur les images exotiques, montrant des pays dont je connais à peine le nom, pleins de jeunes gens dynamiques et clairement heureux de faire ce métier. On y voit des personnes de toutes nationalités qui cohabitent joyeusement. Une des qualités majeures de BOITE étant son “multi-nationalisme”.

On commence à entrevoir également ce monde fascinant du pétrole qui depuis des années continue à attirer des aventuriers de tout horizon.

Enfin, pour nous réveiller, le déjeuner avec le recruteur. Une manière de nous décontracter et de nous laisser poser toutes les questions qui nous démangent. Il en profite pour essayer de juger nos motivations respectives et bien entendu, je n’évite pas les inévitables questions :

  • Mais pourquoi voulez-vous faire ce métier ? Et qu’en pense votre mère ?
  • Posez-vous ces questions aux hommes également ?
  • Et la réponse embarrassée du recruteur : Non.
  • Est-ce que cela veut dire que j’ai droit à un traitement spécial parce que je suis une femme ?
  • De plus en plus mal à l’aise : Non, bien sûr.
  • Et moi, sans pitié : Donc vous ne voulez pas réellement que je réponde à cette question, n’est-ce pas ?

Un exemple parmi d’autres montrant à quel point les recruteurs sont mal préparés à affronter ces femmes qui se disent capables de relever des défis masculins.

Autre classique du genre, il me demande quels sont les noms des autres sociétés auprès desquelles j’ai postulé. Je réponds que je n’ai pas fait d’autre demande car seule BOITE m’intéresse. “Mais, si on ne vous prend pas, que ferez-vous ? – J’avais prévu de partir faire le tour du monde avec mon sac à dos, pendant un an ou deux, je reprendrai tout simplement mes plans de départ”. De nouveau, un blanc. Il doit maintenant regretter de m’avoir convoquée. Toujours cet équilibre précaire que je dois apprendre à maîtriser, savoir montrer son caractère sans effrayer à cause dudit caractère.

L’après-midi se déroule sans autre incident avec entretiens, tests de logiques et analyses morphopsychologiques. Je passe les tests de logique avec les compliments du jury pour avoir répondu juste à toutes les questions. La pression aiguise mes sens, je suis au top de ma forme. L’étude de morphopsychologie est surprenante, je me reconnais complètement dans le portrait fait de mon caractère, après quelques minutes d’entretien. Mais je ne sais toujours pas si cela est positif pour la suite ou non.

Ce n’est que le premier tour et le début de deux semaines d’attente avant de savoir si nous avons franchi cette sélection préliminaire.

C’est très long deux semaines quand on attend une réponse. Je veux ce job, je veux devenir ingénieur terrain, je veux aller sur les plates-formes pétrolières et y travailler jour et nuit mais surtout je veux prouver que je peux le faire. De tous les boulots dont j’ai entendu parler, c’est le plus dur et le seul challenge à ma hauteur.

Exactement ce dont j’ai besoin, un travail qui me permette de voyager tout en prouvant au monde entier ou du moins à mon univers personnel, il est peut-être un peu présomptueux de ma part de penser que le monde entier s’intéresse à ma personne, qu’une femme peut faire un métier d’homme.

Ça y est, la lettre est là. Je la regarde un bon moment avant de l’ouvrir. Mon cœur bat la chamade. Difficile d’ouvrir une lettre avec des mains tremblantes. Je ne suis pas sure de vouloir ouvrir cette lettre et peut-être apprendre que mon rêve s’arrête là. Prolonger encore de quelques minutes. Ma belle assurance ne vaut plus grand chose maintenant que personne ne m’observe.

Je suis admise… A venir passer un week-end complet de sélection en Italie, tenue de travail de rigueur, à l’occasion duquel BOITE a l’intention de tester nos capacités manuelles.

Je ne tiens plus de joie, j’ai passé la première étape, moi qui ne savais même pas il y a un mois qu’ils prenaient des femmes.

Quelques jours plus tard à Parme, nous avons le droit à un traitement de roi, pour nous étudiants sans le sou habitués aux voyages galères à coup de charters et d’auberges de jeunesse.

Deux jours de test intensifs. Nous arrivons après déjeuner. Passées les quelques phrases de bienvenue, nous attaquons directement par un cours théorique supposé nous expliquer dans le détail le fonctionnement d’un outil typique. Cet outil fait deux mètres de long pour un diamètre de quinze centimètres environs et est constitué d’un assemblage de pièces mécaniques. Le soir, nous avons même le droit à une invitation dans un luxueux restaurant où nous sympathisons tout en nous sachant concurrents. Je vais me coucher directement au retour à l’hôtel. Je sais que cette chance ne se renouvellera pas et je ne veux pas la gâcher en répondant à mes instincts de fêtarde invétérée. C’est la dernière ligne droite. Le lendemain matin, nous continuons avec le démontage et remontage de ce même équipement avant le contrôle écrit final, supposé nous permettre de démontrer que nous avons à peu près suivi et que nos neurones sont capables d’apprentissage. Le tout bien sur entrecoupé d’entretiens individuels. A la fin des deux jours, nous repartons sans connaître le résultat final. Mais nous savons déjà que plus de la moitié d’entre nous sera éliminée.

Je sais que l’attente ne sera pas longue cette fois. Leur choix est fait mais ils nous l’annonceront par courrier pour éviter de détériorer l’ambiance du voyage de retour..

JE SUIS ACCEPTEE.

Champagne. Musique. Fête.

Je commence le 1er août 1989. Au Nigeria.

 CHAPITRE 2 – LE NIGÉRIAUntitled 2.001

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