J’ai un mois pour quitter le pays. Sinon…
Je prends cette lettre très au sérieux, j’attendais une réaction de leur part. David récupère de nos amis libanais un fusil qui élit domicile sous notre lit, à mon grand déplaisir, je déteste les armes à feu. Chaque jour, je change de chemin et d’heure pour aller au bureau. Je décide toujours au dernier moment de l’itinéraire et n’en informe mon chauffeur en qui je n’ai pas particulièrement confiance, qu’une fois qu’il a commencé à rouler. Je ne sors plus le soir et je mène une vie d’ascète : Maison – Bureau – Maison. Hier Mac Gyver, aujourd’hui James Bond. Je ne demande pourtant qu’à être moi.
Après deux semaines de ce rythme, je suis épuisée nerveusement. Je soupçonne tout le monde. Je ne sais plus en qui faire confiance. La paranoïa me guette quand Gérard m’annonce enfin qu’il a découvert les auteurs de la lettre. Il leur a parlé avec menaces à l’appui et tout danger est écarté maintenant. Je ne saurai jamais qui sont les auteurs de cette aimable plaisanterie mais j‘ai suffisamment confiance en Gérard pour être rassurée.
Je ne peux m’empêcher de continuer à observer les alentours quand je prends la voiture mais bientôt tout cela n’est plus qu’un mauvais souvenir et nous rendons enfin le fusil à son propriétaire.
En dehors de ça, mes rapports quotidiens avec les employés sont plutôt bons et ma condition de femme ne pose aucun de problème. La seule personne qui refuse absolument mon autorité est un Français, proche de la retraite qui me reproche d’avoir instauré des règles trop strictes sur la base. Du moins trop dures à son égard. Les procédures sont les mêmes pour tous les employés, expatriés et locaux confondus et il n’arrive pas à accepter de ne pas bénéficier d’un régime de faveur dû à sa couleur de peau.
Un jour, nous avons une altercation assez violente car il refuse de me demander l’autorisation avant d’utiliser une voiture. Résultat, aucun chauffeur n’accepte de le conduire et d’enfreindre le règlement pour lui. Il faut dire qu’il occupe un bureau sur la base mais ne me rapporte pas hiérarchiquement. Au cours de la dispute, je lui déclare que je suis seule maître(esse) à bord et que le PDG lui-même devrait respecter MES règles s’il venait sur MA base.
J’ai gagné pour cette fois mais j’apprendrai par la suite qu’il a usé de son influence à Paris pour tenter de me faire partir, sans succès. Je ne connais personne au siège, ayant été recrutée directement à Warri, mais je bénéficie du soutient indéfectible de Didier.
Je rencontrerai assez régulièrement cette attitude d’expatriés qui ne conçoivent pas que je ne leur donne pas systématiquement raison et que je tiens à juger équitablement tout conflit entre un Français et un Nigérian. Ma manière de faire a au moins pour effet de me faire respecter par les travailleurs locaux et de préserver ma conscience.
Mon statut de femme m’aide à développer de très bonnes relations avec les clients même s’ils sont un peu déstabilisés quand ils me rencontrent pour la première fois. Cela est également l’occasion de quelques quiproquos.
Un jour, je me tiens dans mon bureau et je discute avec un Français de la base. Un expatrié inconnu arrive dans le bureau et s’adresse à mon collègue, sans me jeter le moindre regard. Il a dû penser que j’étais sa femme ou un pot de fleur parlant. Le Français me jette des coups d’œil désespérés car sa connaissance de la langue de Shakespeare est très limitée et il se noie dans les paroles de notre visiteur. Moi, je me contente d’observer la scène en rigolant intérieurement. Au bout de quelques minutes, notre visiteur réalise qu’il y a un malaise ambiant et j’interviens finalement : « – à qui voulez-vous parler ? – Au chef de base – Dans ce cas, je crois que vous vous êtes trompé d’interlocuteur. En quoi puis-je vous être utile? » La tête qu’il fait à ce moment là vaut vraiment le déplacement. Notre visiteur s’en va la queue entre les jambes et je ne connaîtrai jamais la raison de sa venue.
La vie sur la base pourrait être simple et la routine agréable s’il n’y avait ces évènements inopinés qui mettent du piment dans le quotidien tout en le compliquant formidablement.
La raffinerie de Warri vient de lancer un appel d’offres, il s’agit de réparer le FCC, c’est à dire le cœur de l’usine, qui chauffe à très haute température et dont les parois sont protégées par un béton réfractaire. Cela ressemble à une cheminée haute de plusieurs dizaines de mètres pour 3 de diamètre. Aujourd’hui le béton craque et tout est arrêté. Inutile de préciser que la perte de production quotidienne est extrêmement coûteuse. Nous n’avons que deux jours pour répondre. Bruno vient à Warri pour l’occasion. Des trois concurrents, nous sommes les mieux-disants avec un délai de 31 jours contre respectivement 45 et 60 chez les autres. Nous gagnons l’affaire haut la main avec un démarrage immédiat et nos concurrents, vexés, commencent les paris sur nos chances de succès.
Bruno me nomme Chef de Projet et là commence un mois de folie, avec tout juste quelques heures de repos par-ci par-là. Je jongle entre ce site, pour lequel j’ai mobilisé une équipe de jour et de nuit, et la base que j’essaye de ne pas complètement abandonner. Et vu le nombre de marches que je monte au quotidien pour surveiller l’avancement des travaux, j’en profite pour perdre quelques kilos.
Dès que les spécialistes arrivent de France avec leur équipement, ils testent le béton à appliquer, fourni par la raffinerie. Verdict : mauvais. Si la date de péremption n’est pas encore dépassée, il a été stocké dans la chaleur et l’humidité et non en atmosphère contrôlée à la descente du bateau. Le client refuse nos arguments et je rentre en conflit ouvert avec eux, pendant que l’horloge tourne. Connaissant la réticence naturelle des Nigérians à s’engager personnellement, je joue mon dernier joker en leur demandant de me signer une lettre me dégageant de toute responsabilité en cas de problème ultérieur.
Sinon, je commande trois tonnes de béton par avion aujourd’hui avec une livraison sous huit jours et un impact limité sur le planning global.
Comme prévu, ils se dégonflent et nous le faisons venir de France, avec suivi du transit en direct, y compris une course poursuite dans les rues de Warri à la recherche du camion livreur. Les travaux reprennent au milieu de la nuit et nous finissons le projet sans autre mauvaise surprise en 32 jours. Pari gagné ! Nous sommes crevés, mais nous avons eu le droit aux remerciements du client et même à une prime surprise.
Le responsable génie civil de la raffinerie qui n’avait pas tellement apprécié que je gagne le bras de fer deviendra un copain le jour où nous découvrirons par hasard notre passé de forage et des amis communs.
Maintenant, mes relations avec la raffinerie sont excellentes et je peux déranger la plupart des dirigeants à tout moment, même en pleine réunion.
Ce qui me permet de donner une nouvelle orientation à la stratégie commerciale de la base. Je me pose comme interlocutrice incontournable pour tous les travaux de maintenance de taille moyenne.
Nous avons prouvé que nous pouvons conjuguer le sérieux de notre savoir-faire international à une grande flexibilité dans les délais et un service de conseil.
Samedi 19 juin 1993, six heures du matin, aéroport Charles De Gaule, mon avion vient d’atterrir. Je saute dans un taxi, direction la maison de papa. Samedi prochain je me marie.
Et voilà, c’est dit. Une semaine pour me faire belle et enterrer ma vie de jeune fille.
Tout est prêt, nous avons réservé notre « château » pendant nos congés de novembre. Les invitations, la visite médicale et la paperasserie sont faits depuis les congés de mars, ainsi que les essayages finaux de la robe avec interdiction de changer de taille pendant trois mois !
Que c’est compliqué de se marier avec un étranger en France ! Nous avons besoin d’un tas de papiers bien français, qui n’existent pas en Nouvelle Zélande et dont il a fallu trouver les équivalents avant de les faire traduire. Sans parler du traducteur officiel que nous avons dû employer chez le notaire pour que les papiers soient valides. Juré, la prochaine fois, je me marie à un Français.
Donc tout est prêt, du moins nous l’espérons car nous n’avons plus le temps de changer quoi que ce soit. Il ne me reste plus qu’à passer la semaine entre l’institut de beauté et les visites guidées de Paris avec les beaux-parents. Et en profiter pour soigner mon coccyx qu’une chute malencontreuse dans la rivière d’Abraka a endommagé alors que je chahutais avec des amis. J’aimerai autant éviter être une mariée boiteuse.
Nous avons prévu une assez petite cérémonie avec environ trente-cinq personnes dont une quinzaine d’anglo-saxons afin maintenir un certain équilibre entre les rosbifs et les mangeurs de grenouilles.
Le passage à la mairie est cocasse. David ne comprend pas un mot de français. Je lui explique que le Maire va le regarder, prononcer son nom puis le mien au milieu d’une longue phrase, en le regardant. Quand il s’arrête, David n’aura plus qu’à dire oui.
Et David a longtemps été persuadé d’avoir acheté une salle à manger !
Le reste du mariage est bilingue et nous avons mélangé les traditions de nos deux pays pour en faire une cérémonie hybride qui fait le bonheur de tous. Surtout le nôtre, d’ailleurs.
Après un mariage de princesse, une lune de miel romantique à l’île Maurice en compagnie de la moitié des lunes de miélans de la terre, nous repartons au Nigeria. Ca commençait presque à nous manquer, les plages paradisiaques n’ont pas le charme incomparable de Warri !
Mais nous sommes mariés maintenant, donc BOITE nous fournit une maison juste pour nous et nous sommes invités ensemble aux fêtes officielles.
J’ai changé de nom, le courrier arrive avec des initiales que je ne me reconnais pas encore et j’ai passé quelques heures à peaufiner ma nouvelle signature ! Cow-boy dans ma base, mais midinette pour mon mariage. Tout un pan de ma personnalité que je découvre ainsi.
Nous nous installons dans une maison neuve, inaugurant le nouveau camp au milieu des travaux inachevés (c’est pratique, je n’ai pas l’impression de quitter la base) et la douce lumière romantique des bougies qui sied bien à notre jeune couple, mais qui remplace surtout l’électricité défaillante en attendant le futur groupe électrogène.
Mais globalement, notre vie ne change pas, nous continuons à travailler dans nos compagnies respectives, lui à partir sur le rig régulièrement et moi à surveiller ma base et mes chantiers. Nous sortons toujours beaucoup et maintenant nous avons une maison que nous avons aménagée avec les moyens du bord certes mais où nous nous sentons chez nous. Notre foyer. Nous organisons notre vie entre le travail, les tournois de golf pour David, la piscine pour moi, le squash pour nous deux et la vie sociale en couple.
Fin janvier 94, alors que nous rentrons d’un mois de vacances en Nouvelle-Zélande, David apprend que son séjour au Nigeria s’achève immédiatement. Le pétrole est dans un cycle descendant et les économies sont de rigueur. BOITE a donc décidé de se débarrasser de la majorité des expatriés. David est mis en chômage technique en attendant une nouvelle position. Décidément, les vacances néo-zélandaises ne nous portent pas chance professionnellement.
David reste quelques temps à Warri où il goûte à la vie d’époux d’expatriée et joue quotidiennement au golf en compagnie d’une ribambelle de femmes d’expatrié esseulées, heureuses de l’aubaine. Mais je ne suis pas jalouse ! Je m’assure juste que tout le monde a bien compris qu’il est mon mari, jeune marié, amoureux et fidèle.. Et que je suis capable de mordre toute personne qui tenterai de prouver le contraire. Après deux semaines de ce traitement, il décide de partir en France et de profiter de son inactivité forcée pour étudier ma langue.
Au total, il sera resté trois ans au Nigeria, quand j’entame, moi, ma cinquième année. Notre groupe d’amis commence à s’étioler, la plupart ont déjà quitté le pays. Je commence à me sentir isolée.
David recevra son affectation quelques semaines plus tard avant d’avoir eu le temps de beaucoup s’améliorer, c’était trop beau. Il part aux Philippines. Pour revenir passer ses vacances à Warri. Dans la catégorie « preuves d’amour », il met la barre très haut ! Et je continue à le retrouver, après une dure journée de labeur, au bar du Golf, entourée de toutes « ses » femmes.
Pour moi, la vie continue, la base ne se soucie guère de mes tribulations de jeune mariée au mari trop souvent absent. J’en ai vu d’autres, ce n’est qu’un mauvais moment à passer et les retrouvailles sont si belles.
Mes efforts ont enfin porté leurs fruits, je viens de décrocher un contrat avec la raffinerie. Tous ces appels d’offre auxquels j’ai répondu, toutes ces visites client que j’ai pu faire n’ont pas été vaines. Nous devons démonter tout un réseau de tuyauteries aux formes tarabiscotées, les re-fabriquer et les remonter à l’identique. J’appelle Paris et leur demande de me trouver un chaudronnier expérimenté pour cette mission qui s’avère délicate.
Quand Pierre arrive, nous venons tout juste de mobiliser les troupes. Il est très énergique, plus dans le genre brute épaisse aux gros muscles avec un petit air de supériorité sur la gente féminine que je représente que dans la finesse intellectuelle, mais il semble formaté pour ce travail.
Cependant j’ai très rapidement des doutes, il démonte l’existant et le copie comme on calque un dessin pour le refaire. Pour cela, il utilise des feuilles métalliques qu’on roule et coupe pour leur donner la forme voulue. Je suis surprise de ne pas le voir calculer ses angles de découpe et je trouve le résultat plutôt bizarre et pas très déontologique, même pour des yeux aussi peu avertis que les miens.
Je sollicite le jugement de Gérard à l’un de ses passages sur la base. Il me confirme que la manière de travailler de Pierre est assez peu orthodoxe. Nous appelons le chaudronnier avec lequel j’ai déjà travaillé à la remise en service du FCC. Je m’arrange avec son chantier pour qu’il soit libéré le temps de me donner un coup de main. Claude arrive sur la base et regarde les pièces préfabriquées d’un air désespéré. Le travail est plutôt mal engagé. Claude me dit qu’il va pouvoir reprendre certaines pièces mais que nous devrons utiliser celles déjà finies car nous n’avons plus assez de matière première.
Pendant ce temps, les jours passent et nous sommes déjà très en retard sur le planning. Beaucoup trop en tout cas pour nous permettre de nous passer de l’aide de Pierre. Nous avons besoin de toutes les bonnes volontés pour essayer de rattraper ce bazar.
Le renvoyer en France serait la solution de facilité mais il va maintenant falloir me débrouiller pour qu’il reste, accepte de passer en seconde position tout en restant motivé. Il n’a pas le profil d’un chef de chantier mais son énergie et sa bonne volonté en font un bon ouvrier. Je sais qu’il est soulagé de l’arrivée de Claude mais il n’est certainement pas homme à accepter de perdre la face, surtout devant une femme.
Je ne vois pas d’autre solution que de tout assumer. J’ « avoue » l’avoir induit en erreur en lui ordonnant de tout refaire à l’identique. La faute à mon manque d’expérience ! Et maintenant nous sommes en retard. En conclusion, nous avons besoin de l’aide de Claude et je lui demande de bien vouloir le laisser diriger vu sa séniorité. Inutile de dire que nous sommes tous les deux soulagés, lui de s’en sortir la tête haute et moi de le voir rester. Même si je rage intérieurement ! Si on m‘avait dit qu’un jour je serai capable de faire preuve de tant d’abnégation, sans témoin, qui plus est. Mais je savais que c’était la seule solution pour avoir une chance de sauver le projet et comme Georges Courteline l’a si bien dit : « Passer pour un(e) idiot(e) aux yeux d’un imbécile est une volupté de fin gourmet ».
Et puis, tous ces problèmes me semblent mineurs, j’ai maintenant une vie privée qui requiert la plus grande partie de mon attention et je relativise.
Aujourd’hui je viens d’avoir le résultat du test, il a fallu attendre six semaines, il n’y a pas de pharmacie, ici. C’est pour début décembre, du moins d’après mon estimation hasardeuse, à partir de mes quelques souvenirs d’école.
Je le garde pour moi, David n’est pas là et je veux qu’il soit le premier à apprendre la nouvelle. Je ne change rien à mes habitudes, je continue à sortir régulièrement mais j’ai complètement arrêté de boire et de fumer.
Ce qui ne passe pas inaperçu et provoque des questions infinies de la part de mes fréquentations. J’ai mis au point une réponse infaillible « on doit mon nouveau comportement si raisonnable à un pari avec David pour lui prouver que je suis capable d’être une femme sans vice, dès qu’il est parti. » Ce pari ne semble surprendre personne. On me croit apparemment assez excentrique pour cela.
Je continue à nager mais j’arrête le squash et le peu de course à pied que je faisais encore. Je ne grossis pas pendant les trois premiers mois. Je n’ai aucun problème de santé. Je n’ai pas de livre pour m’expliquer les transformations qui s’opèrent en moi, pas de mari pour me supporter moralement, pas de mère ni de copine pour me donner de conseils et pas plus de docteur pour me rassurer sur mon état. Et comme ça ne se voit pas encore, on ne me pose pas de question.
Le seul médecin local que j’ai vu a mis la main sur mon ventre, puis m’a regardée intensément pour enfin annoncer d’un ton solennel que tout était en ordre. J’étais repartie tout à fait rassurée ! Heureusement, tout se passe bien pour le moment et j’écris mon journal pour la première fois depuis l’âge de douze ans, avec l’intention de mêler David au début de l’aventure même à distance.
Et mes hormones me jouent des tours. Le moral est en baisse. Je deviens insupportable. Mon sens de l’humour est réduit à son expression minimale et je fonds en larmes à la moindre remarque désobligeantes. Mon sens de la répartie habituel a disparu. Je finis malgré tout par élire un ami au titre honorifique de confident. Lui, le célibataire endurci se retrouve embarqué dans des discussions passionnantes sur le choix du prénom. Important, le choix du prénom. Et compliqué. Très grosse responsabilité.
Un soir, pendant le dîner, je reçois un coup de téléphone de mon père qui me demande si David a réussi à me joindre des Philippines.
- Non, pourquoi ? Un problème ?
- Je ne sais pas, je n’ai rien compris à ce qu’il me disait, mais je crois qu’il m’appelait d’un hôpital. Je ne sais pas ce qu’il a. J’ai juste réussi à noter le numéro de téléphone.
Et Patatras ! Moi qui pensais être plus forte que les autres et réussir à faire un bébé toute seule, je me retrouve en pleurs, hébétée devant le téléphone, les jambes flageolantes et incapable d’aligner deux pensées. Une seule idée en tête, lui parler. J’échafaude les pires scénarios dans lequel le bébé dans mon ventre serait orphelin avant même de naître d’un papa qui serait mort sans même se douter de son existence.
Je regrette de ne rien avoir dit à David. Est-ce bien là la Magali, supposée pouvoir affronter toute situation sans défaillir qui se retrouve en train de sangloter, incapable de faire le moindre mouvement ?
Je finis par reprendre mes esprits et saute dans la voiture, à moitié aveuglée par mes larmes, pour me précipiter chez des amis qui disposent en l’objet d’un téléphone international, du bien le plus précieux à mes yeux, à cette minute.
Je leur explique vaguement que mon mari est à l’article de la mort dans un hôpital perdu au fin fond des Philippines et tente désespérément d’obtenir la ligne. Une heure et vingt mouchoirs plus tard, j’y parviens enfin et j’entends Sa voix. Il semble que tout aille bien, une mauvaise gastro-entérite qui ne voulait pas guérir serait à l’origine de son évacuation. Tout ça pour une bonne diarrhée !
Et là, je craque. Entre le soulagement et la frustration de ne pas être avec lui, je lui annonce qu’il va être papa. Exit la soirée romantique aux chandelles au cours de laquelle je devais lui annoncer la grande nouvelle, sur fond de violon, les yeux dans les yeux afin de capter chacune de ses réactions. Tant pis, ça se fera au téléphone, à huit mille kilomètres, depuis la maison de demi-étrangers, le maquillage, qu’il ne verra pas complètement ruiné par ma simili crise nerveuse.
Finit le secret, la nouvelle a fait le tour des bars, et je peux enfin me relâcher et jouer mon nouveau rôle de femme enceinte.
C’est le moment que choisit Didier pour me parler du renouvellement de mon contrat. Il ne peut pas le renouveler une fois de plus en statut temporaire et doit maintenant le transformer en contrat de travail à durée indéterminée avant la fin du mois. J’hésite à lui annoncer l’heureuse nouvelle. Va-t-il signer mon contrat ? Si proche du but, que dois-je faire ?
Je demande conseil à Bruno et lui explique mon dilemme. Ce dernier me rassure sur la valeur de mon travail. « Si l’activité baissait au point de renvoyer l’ensemble des expatriés, tu ferais partie des trois derniers à rester. » Il a trouvé les mots qu’il fallait.
Finalement je décide de jouer la carte de la confiance et demande à rencontrer Didier à son prochain passage. Le dialogue qui s’instaure est irréel
« Moi : – Didier, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer, je suis enceinte.
- Félicitations, c’est pour quand ?
- Début décembre.
- Et quand dois-tu arrêter de travailler ?
- Comme je n’ai pas le droit de prendre l’avion après le septième mois, je dois quitter le Nigeria fin septembre au plus tard.
- Et que comptes-tu faire ensuite ?
- Je ne sais pas mais je ne retournerai pas au Nigeria. Je refuse de faire courir ce risque à mon bébé.
- On fait quoi pour le contrat ?
- Je ne sais pas. Je comprends que tu aies besoin de moi au Nigeria mais je ne sais pas quelle utilité je peux avoir ailleurs, donc je ne vois pas quel intérêt tu as à me donner un contrat à durée indéterminée maintenant.
- Que me proposes-tu, ton contrat est terminé depuis deux jours ?
- Si j’étais à ta place, je m’offrirais un contrat de free lance jusque fin septembre car tu as encore besoin de moi sur la base de Warri.
- Et ensuite ?
- Je ne sais pas encore.
- Et au niveau couverture sociale et assurance, comment fais-tu ?
- Je n’ai pas encore réfléchi au problème – encore un de mes traits de caractère qui m’a souvent porté préjudice. Ne jamais réfléchir aux problèmes avant qu’ils ne me soient tombés dessus !
- Je pense que tu serais dans une situation assez difficile. Entre ton retour en France, la fin de ta grossesse et le reste, tu auras assez de préoccupations comme ça. En venant ici, j’avais décidé de te donner ce contrat donc je te le donne, je n’ai pas changé d’avis.
Je ne sais plus trop quoi dire. Deuxième fois qu’il arrive à me faire taire, c’est beaucoup. A compter de ce jour, pleine de reconnaissance, je serai toujours prête à donner à Didier le meilleur de moi-même.
J’en suis au cinquième mois quand je rentre en France. Je fais mon premier bilan complet de santé, ma première échographie. La maman va bien, le bébé est un peu petit, ce qui n’est pas étonnant quand on considère que je n’ai pas du tout réduit mon activité sur place. J’ai enfin un livre qui m’explique tout ce qu’une femme doit savoir pour comprendre ce qui se trame au cœur de ses entrailles.
Et comme toute femme qui attend son premier enfant, ce livre devient mon best seller du moment. Au moins j’évite les conseils de la famille ou des copines bien intentionnées !
Je profite de mes vacances pour regarnir ma garde robe. Difficile de trouver des vêtements de chantier pour femme enceinte. Le caleçon est un peu trop révélateur et les robes peu pratiques dans une raffinerie. Je dois me rabattre sur les jeans de David pour le moment.
C’est la dernière fois que je prends l’avion pour le Nigeria. Il ne me reste plus que deux mois. L’activité est moyenne et mon remplaçant est déjà arrivé. Je profite de mes derniers moments dans le pays pour faire un peu de tourisme et visiter les chantiers un peu éloignés. Je commence à trouver le temps franchement long, sans parler de mon état de lourdeur générale et cette chaleur qui me pèse. J’ai pratiquement arrêté de sortir le soir, David n’est pas là et je n’ai plus beaucoup d’amis sur place. Je passe mes soirées à faire des puzzles. Pourtant, malgré l’insistance de Didier, je refuse de rentrer en France avant la fin de mon temps et surtout avant d’avoir proprement remis les clefs de la base à mon successeur. Pendant deux ans, j’ai créé de toutes pièces un réseau de relations clients et je trouve dommage de gâcher ce travail de longue haleine pour gagner deux semaines. Surtout que je suis en grande forme et que rien ne peut m’arrêter même si je commence à avoir du mal à me faufiler entre l’échelle et la cage de sécurité quand je visite mon chantier.
J’ai un peu de ventre mais peu de gens sont au courant. Je ne l’ai annoncé aux travailleurs que très récemment. Depuis la lettre de menace de mort, je suis devenue prudente et dévoile aussi peu que possible ma vie privée. Beaucoup m’ont d’ailleurs complimentée sur cette prise de poids, signe de beauté et de richesse ici.
Les malles sont bouclées, cinq ans de vie dans cinq malles, c’est peu. J’ai fait une soirée d’adieu, liquidé le vin et autres gourmandises françaises qui me restaient.
Pas rassurée, j’organise un pot à la base, m’attendant à être sifflée par ces travailleurs que j’ai traités si durement. Contre toute attente, plusieurs ouvriers prennent la parole avec un discours très flatteur à mon égard. Ils me comparent à une mère sévère qui les tancent quand ils font des bêtises mais les complimentent quand ils travaillent bien. Je suis très touchée par ces marques de respect et de sympathie et quitte la base le cœur gros. La pluie tombe à verse ce jour-là, la base est inondée. C’est la première fois que je la vois sous les eaux ! ça me rappelle une chanson, à Yesterday.
Je suis soulagée. J’ai été heureuse au Nigeria : j’y ai rencontré mon mari, j’y ai appris deux métiers mais il est temps de passer à autre chose et ce petit être qui remue dans mon ventre me réclame.
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