Le Nigeria.
Je sais tout juste que ça se situe en Afrique et je me jette sur l’Atlas pour en apprendre un peu plus sur ma destination à venir. Déjà, c’est une ancienne colonie anglaise, à ne pas confondre avec le Niger, ancienne colonie française.
Alors on lit : la République Fédérale du Nigéria, composée de 36 Etats et du Territoire de la Capitale Fédérale (Abuja) est indépendante depuis le 1er octobre 1960. Le dictateur, Babangida est en place depuis 1985. Me voilà bien avancée.
Plus de 200 ethnies cohabitent sur le territoire nigérian, mais on parle des trois dominantes que sont les Haoussas au Nord, les Igbos au Sud-Est et les Yorubas au Sud-Ouest. Je ne suis pas sûre de retenir tout ça, mais j’imagine que j’aurai l’occasion de réviser mes leçons sur place.
Sa population est estimée aujourd’hui à 120 millions d’habitants, soit 20% de l’ensemble de l’Afrique subsaharienne et 47% de l’Afrique de l’Ouest. La superficie du Nigeria équivaut à deux fois la France.
Le PIB s’élève à 35 milliards de dollars, soit 12% de celui de l’Afrique Subsaharienne et 41% de l’Afrique de l’Ouest. Le Nigeria est le premier pays producteur de pétrole d’Afrique.
C’est aussi le pays du Biafra et de cette guerre qui a eu lieu alors que j’étais à peine née. Un million de morts et ces images d’enfants affamés que montraient les livres d’histoire de mon enfance.
Je commence à faire un amalgame dans ma tête et je me demande réellement ce qui m’attend la-bas. Un paysage industriel avec des flammes qui sortent des raffineries ou ces paysages désertiques peuplés d’enfants au ventre gonflé. Et je ne sais pas encore ce que les atlas oublient de dire, que Lagos est la capitale la plus violente au monde et que Warri, ma destination finale est la ville la moins sûre du pays !
Aujourd’hui je ne pense pas à l’insécurité, je suis à la fois excitée et angoissée à l’idée d’entrer dans un monde des plus masculins où peu de femmes ont eu l’occasion de travailler. Un défi à ma mesure, exactement ce que je recherchais, au moins sur le papier. J’espère seulement que la réalité sera à la hauteur de mes rêves.
Avant même de signer, je pars début juillet passer deux semaines en Cornouailles à perfectionner mon Anglais. Je suis logée dans une famille, passe mes journées à prendre des cours particuliers et mes soirées avec les autres collègues, français pour la plupart. Nous nous concentrons sur des points de grammaire, l’écoute des différents accents et le travail du mien. Mais ai-je vraiment envie de perdre mon accent sexy ?
Le cours se terminant le 15 juillet 89, j’arrive à négocier avec l’école de pourvoir partir 24 heures en avance afin de participer au bicentenaire de la révolution française. BOITE me fait largement comprendre que je suis rentrée chez elle comme en religion et que privilégier une « petite fête » à Paris à une journée de cours de langue est quasiment sacrilège. Je me pose de plus en plus de questions au sujet de cette culture d’entreprise, mais je rejette mes doutes. Il est trop tard, j’y vais.
Nous nous retrouvons au siège afin de signer notre contrat. Nous sommes dix-huit, venus de tous pays, seize hommes et deux femmes. Deux femmes ? Et oui, une Italienne fait partie de la fête. Nous nous observons de loin. Première impression ? Bien. Finalement je ne suis pas mécontente de cette compagnie inattendue. Nous allons peut-être pouvoir nous réserver des quarts d’heure de conversation de filles.
Quant aux hommes, difficile de se faire une opinion. Il y en a de toutes les couleurs, de toutes les tailles, de toutes les origines, aucune tête connue de mes sessions de sélection. Je les observe tout en lisant mon contrat et en écoutant les recruteurs. Pas facile. Trop de gens autour de moi qui me donnent le tournis.
Le jour même chacun s’envole pour sa destination finale. Sans avoir eu le temps de faire connaissance.
J’ai de la chance, je voyage avec un autre nouvel embauché, Howard, un Américain en partance pour Port Harcourt alors que moi je vais à Warri.
L’Afrique. Le grand retour. Les souvenirs qui refluent, les sensations qui me submergent. L’Afrique qui a vu la fin de mon grand amour, tout est encore très présent, les années sont effacées.
Il y a trois ans, j’avais monté une expédition au Mali avec une amie, pour aider un groupement féminin. Elles avaient quitté leur mari refusant l’arrivée de la seconde épouse et avaient formé cette association afin de survivre en vendant du savon artisanal. Nous étions rentrées en contact avec elles au travers de notre université et avions trouvé leur aventure passionnante. Ensuite, tout avait été très vite, les heures passées au laboratoire avec le prof pour trouver les bonnes recettes, les dossiers à envoyer aux différents organismes de bourse pour financer le voyage, les petits boulots pour boucler le budget et les anciens de l’école pour l’hébergement sur place. Puis deux mois au Mali pour finir. Expérience passionnante où nous vivions à l’Africaine, au rythme de ces femmes. Qui a le plus apporté à l’autre, je ne sais pas, mais je tombais amoureuse… De l’Afrique, pendant que mon amoureux me quittait. Violence des sentiments, violence de la rupture. Un bout de mon cœur qui reste sur place. Déception amoureuse? De qui, de quoi? Tout se mélange mais la chaleur, les bruits et les odeurs sont plus vivants que jamais. Cela avait été mon premier vrai voyage, mon initiation. Depuis le virus ne m’a plus quittée et toute occasion est bonne pour m’évader. Juste retour des choses, retour aux sources pour mon premier travail.
J’ai du mal à me recomposer une expression neutre pour faire bonne figure devant Howard.
Quand nous arrivons à l’aéroport de Lagos, nous sommes immédiatement plongés dans l’ambiance. La chaleur et l’humidité nous cueillent à la descente de l’avion.
Bien entendu personne ne nous attend à l’aéroport et nous devons nous débrouiller pour passer l’immigration. Mon visa n’est pas franchement en règle mais en tant que femme, personne ne s’attend à ce que je vienne travailler et il ne me reste plus qu’à inventer un frère, un père ou un fiancé (ou les trois) que je visite régulièrement et qui justifieront dans le futur mes fréquentes excursions dans un pays pas particulièrement réputé pour ses attractions touristiques.
Je suis heureuse d’être avec un compagnon qui prend les choses en main ; mon anglais que je pensais assez bon est mis à rude épreuve ici quand il faut se battre contre une multitude de porteurs qui se jettent sur nos petits bagages. Nous passons la douane avec si peu d’affaires qu’ils ne peuvent vraiment rien taxer malgré une bonne volonté de leur part des plus insistantes. Tout cela dans la chaleur de l’aéroport, au milieu d’une foule grouillante, à la recherche d’un peu d’air que la climatisation en panne est incapable de fournir.
La dernière épreuve est celle du taxi. A peine sortis de la guerre des bagages, nous devons affronter une meute de chauffeurs qui offrent spontanément leurs services quand ils remarquent que nous ne sommes pas accompagnés. Nous avons été prévenus à propos de faux chauffeurs de taxi qui détrousseraient leurs clients dans un endroit désert. Nous faisons de notre mieux pour en choisir un avec une tête qui inspire confiance. Facile à dire mais ce ne sont pas les quelques étudiants africains que j’ai pu fréquenter pendant mes études qui m’ont préparée à cela et je tente de déchiffrer les visages qui viennent à notre rencontre. Enfin nous montons dans un taxi qui semble à peu près en état de rouler. Howard se souvient du nom de l’hôtel, le chauffeur semble le connaître et nous voilà partis.
Il semble que nous ayons bien choisi, nous arrivons entiers à destination. Hôtel cinq étoiles pour notre première nuit ici. Howard me demande :
- On se retrouve pour dîner dans une heure ?
- D’accord, une préférence ?
- Tout sauf de la nourriture africaine, je crois que nous en ferons overdose d’ici peu.
Je me fais couler un bain moussant dans la salle de bain en marbre. Quel plaisir de se sentir riche ! Mon premier travail, mon premier salaire qui va être plus important que tout ce que je possède après des années de vie étudiante.
Nous finissons la soirée dans un restaurant de luxe où nous mangeons de la nourriture française arrosée d’un excellent vin rouge français ! Je crois que je vais pouvoir me faire assez facilement à cette vie, après tout.
Ces dernières 24 heures ont été riches en émotions et je m’endors rapidement du sommeil du juste.
Le lendemain, je me réveille à l’aurore, mon avion doit partir à huit heures. L’aéroport interne correspond à ce qu’on peut attendre d’un petit aéroport en Afrique. Une foule de gens marche (car on ne court pas ici) dans tous les sens et propose un tas de services obscurs, il n’y a pas de bureau d’enregistrement mais un type qui roupille derrière son comptoir en bois et des bagages qui s’entassent sur des chariots à côté. Après avoir réussi à faire tamponner mon billet, à recevoir une sorte de carte d’embarquement sans numéro de siège et ayant vérifié que mon bagage va bien augmenter la pile au risque de la faire s’écrouler, j’attends d’être appelée.
Howard n’est plus avec moi et je me fais toute petite sur mon siège pour mieux observer autour de moi. Pas de magasin comme habituellement dans un aéroport, mais plein de gens qui vendent qui des cigarettes, en paquet ou à l’unité, qui à manger, qui à boire. Bien que le panneau n’indique que quelques avions et malgré l’heure matinale, il y a déjà foule. Les femmes sont en habit traditionnel mais les hommes sont habillés à l’Européenne. Pas de beaux boubous en vue. Pas de couleurs non plus, mais plutôt une impression générale de pauvreté et de propreté, des couleurs délavées par le temps. Autre surprise, pas d’odeur caractéristique. Caractéristique de quoi, je ne sais pas exactement, mais je voudrais peut-être que cet aéroport ressemble à une carte postale, avec des couleurs vives et des odeurs d’épices parce qu’il se situe en Afrique ? Tout cela me déconcerte.
Dans la chaleur humide je m’assoupis à moitié en attendant cet avion qui a déjà 45 minutes de retard non annoncé quand un homme nous appelle pour l’embarquement. C’est à dire faire la course sur la piste en espérant qu’ils n’ont pas distribué trop de cartes d’embarquement et qu’on trouvera bien un siège dans ce petit avion de dix-huit places, lequel ne me semble pas le plus sûr moyen d’arriver à destination.
Une heure et pas d’incident plus tard, nous atterrissons à Warri ; la piste traverse la route principale de la ville qui est fermée pour l’occasion, le folklore continue.
Warri se situe dans le Delta du Niger, ce grand fleuve qui prend sa source à la frontière de la Sierra Leone et de la Guinée, traverse le Mali puis le Niger, pour finir ici se jeter dans l’océan Atlantique, après un parcours de 4184 kilomètres.
Cette ville comprend entre 100 et 500,000 habitants, suivant les sources et 3 ethnies majeures qui se battent régulièrement. L’activité principale est liée à l’acier et au pétrole avec sa raffinerie (une des 3 du pays)
Cette fois, l’aéroport est minuscule et je retrouve enfin les clichés attendus. Les mendiants polios, les enfants qui s’accrochent à moi et les poules qui picorent sur le bord de la piste. Je découvre également cette sensation de malaise qui ne me quittera jamais en face de cette misère.
Deux ingénieurs sont là à m’attendre en combinaison de travail et chaussures de sécurité. Tout cela me semble irréel, hier matin je signais mon contrat à Paris et aujourd’hui je suis en train de me frayer un chemin au milieu de cette foule bigarrée, dans la moiteur ambiante et en compagnie de deux ingénieurs arabes (un Tunisien et un Libyen) qui m’accueillent en tenue de travail sans sembler remarquer mon air ahuri. L’un me parle Anglais quand l’autre me souhaite la bienvenue en Français. Mais dans la confusion, je ne m’étonne plus de rien.
Il est vrai que je ne voulais pas d’un travail de jeune cadre dynamique entourée de jeunes loups aux dents longues mais de là à travailler en bleu ! Et mes chevaliers servants me conduisent dans la 504 Peugeot de rigueur, à travers les routes défoncées. Nous roulons une vingtaine de minutes. Autour de moi, des voitures délabrées qui roulent encore grâce à quelques miracles et beaucoup de ficelle, des gamins qui jouent au bord de la route, des carrioles surchargées tirées par des éphèbes en sueurs, des femmes transportant des montagnes d’objets en équilibre précaire sur leur tête. Et un peu plus loin, des ateliers de mécanique en plein air, des containers qui servent de magasin, des tas de ferraille dans tous les coins. Je nage en plein folklore, mais un folklore qui sent la misère. Pas tout à fait ce que j’attendais d’un pays qui vend des millions de barils de pétrole par jour.
Enfin nous arrivons à la base. Elle assure la logistique de la région avec des ateliers de maintenance et des bureaux, où les équipements et les ingénieurs retrouvent un semblant de forme entre deux missions. Il y a même la climatisation, comble du luxe.
Nous appelons base ces installations qui servent souvent de « base » arrière aux opérations.
Arrivée là, je commence à me demander si j’ai vraiment fait le bon choix. Je me retrouve dans le bureau du FSM (Field Service Manager = notre chef à nous, les ingénieurs) qui est la caricature du Français grande gueule, bon vivant à la bedaine généreuse et que j’imagine coléreux.
Le premier contact, en Français cette fois, n’est pas spécialement fait pour me mettre à l’aise.
J’entame timidement : » Bonjour, comment allez-vous ? Je suis la nouvelle. – Tu apprendras qu’ici les Français se tutoient. »
Et je me retrouve à lui adresser la parole de manière détournée pendant les trois semaines à venir. Il est vraiment trop impressionnant pour que je le tutoie d’emblée et c’est mon chef tout de même.
La demi-heure qui suit consiste en un réquisitoire des choses à faire et à ne pas faire pendant mon séjour. Il s’agit principalement d’obéir à toute personne qui m’adresse la parole et de remplir la liste de tâches prévues au programme, qui me semble assez confus pour le moment, le tout sous la supervision de mon tuteur. Je commence à me poser des questions. Apparemment, je suis ici pour en baver et prouver à tous, moi y compris, que je peux supporter la pression. Est-ce vraiment ainsi que je conçois le monde du travail ? Il nous a bien été expliqué que BOITE a pour principe de former les nouveaux arrivants pendant presque un an en leur menant la vie aussi dure que possible. Cela permet d’éliminer ceux qui n’ont pas un moral d’acier, une résistance à toute épreuve et un contrôle de soi proche de la perfection, avec bien sur une grande faculté d’apprendre et une mémoire d’éléphant. Soit les qualités de base, nécessaires et à peine suffisantes pour avoir l’honneur de travailler sous les couleurs de BOITE.
On nous avait prévenus pendant les entretiens d’embauche en cherchant déjà à nous décourager. Nos mesures servent à évaluer l’étendue du réservoir de pétrole. Les enjeux financiers sont énormes, une erreur d’évaluation peut conduire à des millions d’investissement perdus ou à de fausses informations pouvant déstabiliser le marché boursier des grosses compagnies pétrolières. Il est donc interdit de flancher sous le coup de la fatigue et du stress. Et BOITE s’assure de cela en faisant une sélection drastique portant autant sur les compétences que sur la résistance de nos nerfs. Mais rien ne me fait peur. Si d’autres y sont arrivés, alors moi aussi, je relèverai le défi sans broncher !
La formation débute par un mois sur une base, durant lequel nos seuls buts sont de plaire à notre chef afin d’obtenir un rapport favorable et de nous convaincre que nous voulons véritablement poursuivre dans cette voie. Il est préférable d’abandonner maintenant que d’attendre que BOITE ait investi plus d’argent dans notre formation.
Suivant la coutume qui dit que si les anciens nous ont traités durement au début de notre carrière, nous traiterons les nouveaux durement pour prendre une revanche bien méritée, le FSM me décrit avec un sourire sadique la liste des tâches que j’aurai à accomplir dans les trente jours qui suivent. C’est le retour du bizutage. Je vais devoir démonter et remonter des outils, faire la maintenance de certains autres, lire des documents, passer par l’atelier mécanique (tiens, la maintenance des voitures fait partie du boulot?).. Etc.
Apparemment, il semble que ma qualité de femme me permette d’échapper à une de ces épreuves non officielles qui concerne la faune des bars locaux.
Ce pamphlet n’a pour effet que de me renforcer dans l’opinion que je vais m’accrocher et leur prouver qu’une femme peut faire aussi bien et pourquoi pas mieux qu’un homme. C’était peut-être sa manière de motiver ses troupes : le défi. Je passe le reste de la journée à faire connaissance avec mes collègues de travail et à essayer de comprendre un peu mieux en quoi consiste ce métier auquel l’école m’a si peu préparée. Fi de la théorie et des grandes équations. Je dois oublier tout ce que j’ai appris pour faire un peu de place dans mon cerveau et le préparer à recevoir la bouillie BOITienne que je vais me faire un plaisir d’ingurgiter dans les mois à venir.
Le soir, nous mangeons tous ensemble à une grande table qui peut accueillir une vingtaine de personnes et où se côtoient une quinzaine de nationalités, de tous continents. La conversation revient sans arrêt sur le travail et je me sens un peu perdue au milieu de ce groupe qui semble en complète symbiose s’exprimant à l’aide d’acronymes. Exemple type : « Pendant le run de mon LDT, je n’avais pas complètement ouvert le caliper à TD. Mon pad a commencé à flotter dans le washout et à lire n’importe quoi. Mon DRHO est devenu loufoque. »
Je suis en train d’essayer de découvrir simultanément un métier, un pays et un groupe de personnes, le tout en anglais alors que je suis à peine sortie du cocon dans lequel nous maintient la vie étudiante. Tout cela sans pouvoir rentrer chez moi le soir ou téléphoner pendant deux heures à ma meilleure amie et confidente pour partager mes doutes et mes questions. A vingt-deux ans, suis-je vraiment préparée à tout cela ? Vais-je tenir, sans un soutien moral que mes collègues, si surs d’eux, ne semblent pas capables de m’apporter ?
A table, une jeune femme blanche. Une amie potentielle? Peut-être la confidente dont j’ai tant besoin ? C’est l’épouse d’un ingénieur. Mais je déchante vite, elle semble voir d’un très mauvais œil l’arrivée de cette femme qui va lui ravir l’exclusivité et auprès de qui, à priori, son charme, réel d’ailleurs, de petite fille a peu de chance de marcher.
Finalement notre relation tourne rapidement au pacte de non-agression à défaut d’amitié.
Le monde que j’aborde me semble très dur. Ces ingénieurs ne sont certainement pas des sentimentaux prêts à me consacrer du temps pour écouter mes états d’âme. La seule façon de survivre semble être de serrer les dents en attendant des jours meilleurs. Et le téléphone international inexistant qui m’interdit tout contact avec mon ancien monde.
La nuit agitée qui s’ensuit ne m’est pas d’un très grand secours.
Mais ce n’est pas le moment de déprimer. Flancher dès les premiers jours. Ha ! J’en fais une belle d’aventurière. Je dois serrer les dents et ranger mes doutes au fin fond de mon cerveau. Je n’ai rien à perdre. Je vais vivre cette aventure jusqu’au bout, il ne sera pas trop tard pour tout lâcher ensuite si j’ai fait fausse route, mais au moins je n’aurai rien à me reprocher. Heureuse, je suis heureuse. C’est le moment ou jamais d’expérimenter la méthode de Coué!
Finalement, même par 40 degrés et à cinq milles kilomètres de la maison, les jours se ressemblent, sur la base, levée tôt pour être au travail à 7 heures et retour vers 19 heures pour l’apéro suivi du dîner en groupe. Seul le dimanche après-midi est libre. J’attends maintenant avec impatience la première mission.
Je ne comprends toujours pas les conversations à table, mais au moins j’ai l’impression de faire partie du groupe, à défaut de m’intégrer.
Demain est un grand jour, je pars sur le rig pour la première fois. Enfin je vais aborder le vrai monde, l’aventure commence.
Je pars en compagnie de Mani, mon tuteur, qui a la dure tâche de m’initier à mon nouveau travail.
Nous nous rendons à l’héliport. J’essaye de prendre un air détaché, mais je suis très excitée à l’idée de mon baptême. Ce sont de gros engins qui peuvent emmener une douzaine de personnes et qui se déplacent en douceur. Je suis un peu déçue, je me prenais déjà pour James Bond. Vu des airs, une plate-forme (ou rig) ressemble à une énorme structure métallique d’environ 50 m sur 30 m, posée sur 3 ou 4 pieds (du moins ceux qui évoluent en mer peu profonde) avec une mini Tour Eiffel de 40 m de haut à un bout. Le reste étant surchargé entre les grues, les tubes en attente et les équipements divers. Du côté opposé de la tour se trouvent les quartiers résidentiels où coexistent quatre-vingts personnes, pratiquement toujours des hommes, par chambrées de 4 à 6, avec salle de bain commune.
Le bruit est permanent, 2 équipes se relaient toutes les 12 heures et l’activité ne s’arrête jamais. Aujourd’hui, nous allons sur un rig d’exploration.
Les choses ont beaucoup changé depuis 1859 quand le colonel Drake a percé le premier puits de l’histoire, à 23 mètres de profondeur, aux Etats-Unis. Les recherches ont évolué et maintenant le forage fait appel à de la très haute technologie qui permet de creuser avec plus de chances de succès, limitant les pertes.
L’histoire du pétrole débute il y a des millions d’années quand les océans recouvraient la majorité de la planète. En se retirant, ils ont laissé des micro-organismes, restants de minuscules animaux et de végétaux, qui sont piégés dans les roches sédimentaires, dites roches mères. Puis ils se transforment en gaz et pétrole, si la température et la pression sont adéquates, avant de migrer vers le réservoir. Mais seules les roches poreuses, dites roches réservoir, permettra d’exploiter le pétrole. Il est exceptionnel que toutes les conditions soient réunies et le jeu est de découvrir et surtout de savoir reconnaître ces précieux endroits.
Tout commence sur un terrain vierge par des études sismiques. Cela consiste à étudier le parcours d’une onde de son, envoyée de la surface et rebondissant sur les couches géologiques successives. Pour obtenir un profile exploitable, il faut prendre des milliers de mesures sur des kilomètres de surface. En mer, des bateaux traînent à leur suite des milliers de microphones qui recueillent les ondes sonores, mais à terre le problème se complique. Souvent, on étudie des terrains vierges dans lesquels on doit se frayer un chemin, aussi bien dans le désert que dans la jungle, pour poser les micros.
Les études sismiques de surface terminées, le profil géologique du sous-sol permet de spéculer sur la présence de pétrole ; puis on fore un premier puits pour valider les hypothèses. Un ou deux puits plus tard, on commence à avoir une bonne idée de l’ensemble du champ, en superposant les résultats des forages avec ceux des études sismiques. On peut alors planifier l’exploitation du réservoir.
Notre travail consiste à intervenir dès la fin du forage et, au moyen d’outils de mesure, à déterminer le profil géologique du puits – soit faire des logs. Au Nigeria, les puits sont assez profonds, en moyenne cinq kilomètres, nous sommes loin des 23 mètres du premier puits ! Nous confirmons la position exacte et la capacité estimée des réservoirs de pétrole, d’eau et de gaz, s’il y en a ! On ne gagne hélas pas à tous les coups.
On détermine la nature des réservoirs en mesurant la résistivité. Celle du pétrole est quasiment nulle et très reconnaissable dans les mesures électriques. Ensuite, on évalue la porosité de la roche dans laquelle est pris le pétrole pour définir son exploitabilité. Les meilleures technologies actuelles ne permettent pas d’exploiter plus d’un tiers des réserves connues.
Quand on travaille sur un champ inexploré, les logs sont attendus avec beaucoup d’impatience et le client exerce une forte pression pour obtenir des résultats rapides.
Considérant que le coût de fonctionnement d’un rig est de plusieurs dizaines de milliers d’euros par heure, le temps est précieux et le travail ne s’arrête jamais. L’ingénieur terrain doit être prêt à intervenir dès que le forage est terminé, de jour comme de nuit, et ne peut s’arrêter avant que son travail ne soit achevé. Les quatre-vingts travailleurs du rig étant occupés à des tâches annexes, pendant ce temps, en attendant de reprendre une activité normale.
Cela implique de manger devant l’ordinateur un repas choisi à la cantine par les assistants et passer en moyenne 50 heures à courir entre l’unité de travail, l’ouverture du puits par laquelle descendent successivement les différents outils, l’atelier où sont stockés les instruments en attente pour une ultime vérification et un passage aux toilettes qu’on n’a pas encore réussi à éviter.
Evidemment, hors de question de se reposer et encore moins de dormir.
Je suis assez nerveuse à la descente de l’hélicoptère. Tous ces visages tournés vers moi qui expriment plus de curiosité que d’animosité me mettent mal à l’aise. Je ne suis pas particulièrement timide, mais se retrouver ainsi le point de mire de tout un groupe est plutôt nouveau pour moi.
Mani et moi allons directement dans le bureau du chef à bord (company man) qui semble un peu embarrassé par cette situation nouvelle pour lui. Il savait qu’un stagiaire montait à bord, mais jamais il n’aurait pu imaginer qu’il pouvait s’agir d’ « une » stagiaire. Ces plates-formes ne sont pas faites pour accueillir des femmes, il n’y a pas de chambre ni de salle de bain à usage purement féminin. C’est la première fois qu’il est confronté à ce cas de figure.
Pour le moment, il résout le problème en me donnant la chambre des V.I.P. (Very Important People), qui par chance est libre. Mais que se passera-t-il le jour où une huile montera à bord et revendiquera sa chambre? Ou me casera-t-il?
Il me permet d’utiliser la seule salle de bain privée de l’endroit, la sienne. Au début, je ne comprends pas vraiment l’intérêt de sa proposition mais je réalise rapidement qu’il me serait difficile de partager une salle de bain avec des hommes qui ont l’habitude d’être entre eux et sortent facilement nus, en chantant, de la douche. La situation pourrait devenir rapidement embarrassante pour tous.
Dans le futur, j’arriverai toujours naturellement à un accord similaire. En revanche, partager une chambre ne me dérange pas du tout. Elles sont en général équipées de lits superposés et je me débrouille pour accrocher une couverture supplémentaire sur le lit supérieur afin de me créer un peu d’intimité.
Le premier contact avec le client. Je n’ai pas trop bafouillé. J’ai réussi à ne pas me ridiculiser. J’espère avoir donné l’impression de maîtriser mon sujet.
Pendant que Mani va préparer ses équipements, je dois suivre une formation de sécurité, comme tous les nouveaux venus, afin de me familiariser avec les règles, y compris les modes d’évacuation. Par définition, une plate-forme est assise sur une poudrière. A tout moment, le forage peut traverser une couche de gaz de forte pression et l’ensemble pourrait exploser. Pendant le forage, on circule en permanence de la boue. Celle-ci a trois fonctions. Elle lubrifie l’outil, remonte les débris à la surface et surtout, permet d’équilibrer la pression hydrostatique des couches géologiques traversées. Cette boue est surveillée en permanence et on y rajoute des produits chimiques qui vont permettre de l’alourdir ou de l’alléger rapidement suivant les besoins. Le « boueux » est certainement la personne la plus importante de la plate-forme !
Les accidents sont très rares mais peuvent être très meurtriers, comme la tristement célèbre « Piper Alpha » qui sombra en mer du Nord, il y a un an à peine, emportant avec elle 167 des 226 personnes à bord. Les règles de sécurité draconiennes ont permis de largement diminuer le nombre de morts, malgré les dangers perpétuels, mais cela passe par l’éducation des personnes, y compris de la mienne, bien sur.
Je m’empresse ensuite de rejoindre mon tuteur dans l’unité de travail où, si je ne sais toujours pas ce que je dois faire, je me sens au moins en sécurité.
Ce soir-là, nous commençons le travail à onze heures du soir et nous travaillons jusqu’au milieu de l’après-midi. Il paraît que c’est court et que nous avons de la chance (??). Je suis crevée, je n’ai pas dormi depuis 36 heures. Mais de voir cet ingénieur virtuose au milieu de la tempête, seul maître à bord de cet étrange navire, quand tous s’agitent autour de lui, cela me redonne confiance et j’admire la façon dont il garde le contrôle de la situation. Son pouvoir me semble immense. Il est le seul à ce moment précis, à savoir quel est le potentiel du puits et tous attendent son diagnostic comme parole d’évangile.
Je suis de plus en plus motivée, je dois réussir.
Le reste du séjour se poursuit sans que je retourne sur un rig mais c’est une Magali dotée d’un rapport favorable du boss et déterminée à vaincre tous les obstacles qui se rend au centre de formation de Parme.
Dans l’avion du retour, je retrouve Howard qui semble avoir passé un excellent moment à Port Harcourt ; nous nous encourageons mutuellement et nous souhaitons bonne chance pour la suite. L’avenir me semble radieux aujourd’hui.
Je suis heureuse. Je sais que les prochains mois vont être très durs et que seule une partie d’entre nous finira mais je ne veux pas y penser. J’ai confiance. Je trouverai en moi la force de gagner. Je n’ai plus le choix. Trop tard pour faire machine arrière. Maintenant que j’ai goûté à cette vie, plus rien d’autre ne m’attire et la déception serait énorme si je ratais ma nouvelle vocation.
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